"Lettre à Konrad Schmidt", 27 octobre 1890 (extraits)

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C’est du point de vue de la division du travail que la chose se conçoit le plus facilement. La société crée certaines fonctions communes dont elle ne peut se dispenser. Les gens qui y sont nommés constituent une nouvelle branche de la division du travail au sein de la société. Ils acquièrent ainsi des intérêts particuliers également envers leurs mandataires, ils se rendent indépendants à leur égard, et… voilà l’Etat. Désormais, il en est de même que dans le commerce des marchandises et, plus tard, dans le commerce de l’argent : la nouvelle force indépendante doit bien suivre dans l’ensemble le mouvement de la production, mais, en vertu de l’indépendance relative qui lui est inhérente, c’est-à-dire qui lui été conférée et qui continue à se développer progressivement, elle réagit aussi à son tour sur les conditions et la marche de la production. Il y a action réciproque de deux forces inégales, du mouvement économique d’un côté, et de l’autre de la nouvelle puissance politique qui aspire à la plus grande indépendance possible et qui, une fois constituée, est douée, elle aussi, d’un mouvement propre ; le mouvement économique se fraie bien son chemin en général, mais il est obligé, lui aussi, de subir le contre-coup du mouvement politique qu’il a constitué lui-même et qui est doué d’une indépendance relative, du mouvement d’une part du pouvoir d’Etat, d’autre part, de l’opposition qui se forme en même temps que lui. De même que sur le marché de l’argent, le mouvement du marché industriel se reflète en gros et sous les réserves indiquées plus haut, et naturellement à l’envers, de même, dans la lutte entre le gouvernement et l’opposition se reflète la lutte des classes qui existaient et se combattaient déjà auparavant, mais également à l’envers, non plus directement mais indirectement, non pas comme une lutte de classes, mais comme la lutte pour des principes politiques, et tellement à l’envers qu’il a fallu des millénaires pour que nous découvrions le mystère.

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Il en va de même du droit : dès que la nouvelle division du travail devient nécessaire et crée les juristes professionnels, s’ouvre à son tour un domaine nouveau, indépendant qui, tout en étant dépendant d’une façon générale de la production et du commerce n’en possède pas moins lui aussi une capacité particulière de réaction contre ces domaines. Dans un Etat moderne, il faut non seulement que le droit corresponde à la situation économique générale et soit son expression, mais qu’il soit aussi une expression systématique qui ne se frappe pas elle-même au visage, du fait de ses contradictions internes. Et le prix de la réussite, c’est que la fidélité du reflet des rapports économiques s’évanouit de plus en plus. Et cela d’autant plus qu’il arrive plus rarement qu’un code soit l’expression brutale, intransigeante, authentique de la domination d’une classe : la chose elle-même ne serait-elle pas déjà contre la « notion du droit » ? La notion du droit pure, conséquente, de la bourgeoisie révolutionnaire de 1792 à 1796 est déjà faussée, comme nous le savons, en de nombreux endroits dans le code Napoléon, et dans la mesure où elle y est incarnée, elle est obligée de subir journellement toutes sortes d’atténuations par suite de la puissance croissante du prolétariat. Ce qui n’empêche pas le code Napoléon d’être le code qui sert de base à toutes les codifications nouvelles dans toutes les parties du monde. C’est ainsi que le cours du « développement du droit » ne consiste en grande partie qu’à essayer tout d’abord d’éliminer les contradictions résultant de la traduction directe de rapports économiques en principes juridiques et d’établir un système juridique harmonieux, pour constater ensuite que l’influence et la pression du développement économique ultérieur ne cessent de faire éclater ce système et l’impliquent dans de nouvelles contradictions (je ne parle ici avant tout que du droit civil).

Le reflet de rapports économiques sous forme de principes juridiques a nécessairement aussi pour résultat de mettre les choses la tête en bas : il se produit sans que ceux qui agissent en aient conscience ; le juriste s’imagine qu’il opère par propositions a priori, alors que ce ne sont pourtant que des reflets économiques — et c’est pourquoi tout est mis la tête en bas. Et le fait que ce renversement, qui tant qu’on ne le reconnaît pas, constitue ce que nous appelons un point de vue idéologique, réagit à son tour sur la base économique et peut la modifier, dans certaines limites, me paraît être l’évidence même. La base du droit successoral, en supposant l’égalité du stade de développement de la famille, est une base économique. Néanmoins, il sera difficile de démontrer qu’en Angleterre, par exemple, la liberté absolue de tester, et en France sa grande limitation, n’ont dans toutes leurs particularités que des causes économiques. Mais, pour une part très importante, toutes deux réagissent sur l’économie par le fait qu’elles influencent la répartition de la fortune.

En ce qui concerne les régions idéologiques qui planent plus haut encore dans les airs, la religion, la philosophie, etc., elles sont composées d’un reliquat — remontant à la préhistoire et que la période historique a trouvé avant elle et recueilli — de… ce que nous appellerions aujourd’hui stupidité. A la base de ces diverses représentations fausses de la nature, de la constitution de l’homme lui-même, des esprits, des puissances magiques, etc…, il n’y a le plus souvent qu’un élément économique négatif ; le faible développement économique de la période préhistorique a comme complément, mais aussi çà et là pour condition et même pour cause, les représentations fausses de la nature. Et bien que le besoin économique ait été le ressort principal du progrès dans la connaissance de la nature et qu’il le soit devenu de plus en plus, ce n’en serait pas moins du pédantisme de vouloir chercher des causes économiques à toute cette stupidité primitive. L’histoire des sciences est l’histoire de l’élimination progressive de cette stupidité, ou bien encore de son remplacement par une stupidité nouvelle, mais de moins en moins absurde. Les gens qui s’en chargent font partie à leur tour de sphères particulières de la division du travail et ils s’imaginent qu’ils travaillent sur un terrain indépendant. Et, dans la mesure où ils constituent un groupe indépendant au sein de la division sociale du travail, leurs productions, y compris leurs erreurs, réagissent sur tout le développement social, même sur le développement économique. Mais avec tout cela ils n’en sont pas moins eux-mêmes à leur tour sous l’influence dominante du développement économique.

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Donc, lorsque Barth prétend que nous aurions nié toute réaction des reflets politiques, etc., du mouvement économique sur ce mouvement même, il ne fait que se battre contre des moulins à vent. Il n’a qu’à regarder Le 18 Brumaire de Marx où il s’agit presque uniquement du rôle particulier joué par les luttes et événements politiques, naturellement dans la limite de leur dépendance générale des conditions économiques. Ou Le Capital, par exemple le chapitre sur la journée de travail, où la législation, qui est bien un acte politique, agit de façon si radicale. Ou encore, le chapitre sur l’histoire de la bourgeoisie (le 24e chapitre). Pourquoi luttons-nous donc pour la dictature politique du prolétariat si le pouvoir politique est économiquement impuissant ? La violence (c’est-à-dire le pouvoir d’Etat) est, elle aussi, une puissance économique !

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Ce qui manque à tous ces messieurs, c’est la dialectique. Ils ne voient toujours ici que la cause, là que l’effet. Que c’est une abstraction vide, que dans le monde réel pareils antagonismes polaires métaphysiques n’existent que dans les crises, mais que tout le grand cours des choses se produit sous la forme d’action et de réaction de forces, sans doute, très inégales, — dont le mouvement économique est de beaucoup la force la plus puissante, la plus initiale, la plus décisive, qu’il n’y a rien ici d’absolu et que tout est relatif, tout cela, que voulez-vous, ils ne le voient pas ; pour eux Hegel n’a pas existé…